Interview Entretien avec Romain Molina : "Le monde du football est profondément pervers"

Entretien avec Romain Molina : "Le monde du football est profondément pervers"

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Romain Molina s'est imposé comme l'une des figures du journalisme d'investigation en France, même si son travail dépasse les frontières et pointe notamment souvent la Belgique du doigt. Walfoot s'est entretenu avec ce passionné, qui a récemment aidé à mettre au jour une vaste affaire de pédophilie.

L'affaire vous a peut-être échappé, mais fait grand bruit à l'échelle internationale : le président de la Fédération haïtienne de football, Yves Jean-Bart, dit "Dadou", a été banni à vie de toute activité footballistique par la FIFA suite à des accusations de viols sur des joueuses, y compris des mineures, au sein notamment des installations des sélections nationales. L'enquête est parue en intégralité dans le Guardian :ce 11 janvier, le média anglais de référence en publiait le déroulé complet, à retrouver ici pour les anglophones

À l'origine de ces révélations, entre autres, un homme : Romain Molina, journaliste indépendant français connu notamment pour ses livres d'enquête sur les coulisses du football, comme La Mano Negra, dans lequel il taclait entre autres Pini Zahavi pour son implication à l'Excel Mouscron. Le football belge reste l'une des cibles favorites de Molina, devenu en quelques années un visage connu sur Youtube pour ses vidéos pleines de piquant et qui n'épargnent personne. Walfoot s'est entretenu longuement avec lui. 

Romain, tout d'abord, je crois que des félicitations sont à l'ordre du jour pour les résultats de ton enquête autour de "Dadou" Jean-Bart. Raconte-nous la genèse de ce dossier, et ce qu'on ressent quand les choses évoluent positivement ... 

Cela a débuté il y a environ un an, quand j'ai évoqué les élections à la Fédération haïtienne et ai été mis un contact par un ami avec l'ancien capitaine de la sélection (Ernso Laurence, nda), qui me racontait alors des choses un peu étranges qui avaient pu se passer - on avait changé son âge et même son nom sur son passeport quand il était joueur, par exemple. Il dénonçait une corruption omniprésente et pour ça, s'était fait traiter de terroriste par certains hauts gradés de la fédération ; je connaissais déjà un peu la situation en Haïti, qui est très assez pourrie, et j'en ai donc parlé via une vidéo. 

Mais à ce moment-là, tout ça n'était "qu'une" affaire de corruption, que je dénonçais en pointant du doigt Jean-Yves Bart, à la tête de la fédération haïtienne depuis 20 ans, et son fils qui n'est pas officiellement dans l'organigramme mais a les pleins pouvoirs également. Sauf qu'après cette vidéo, j'ai été contacté par plusieurs personnes me disant : "Bravo pour cette vidéo mais le vrai problème en Haïti, ce n'est pas la corruption, ce sont les abus sexuels". De janvier à février, de fil en aiguille, je constate un réel souci car ces témoignages reviennent. 

J'ai alors contacté un journaliste indépendant, Alex Cizmic, qui avait déjà travaillé sur ce genre de dossiers dans les Balkans et obtenu d'excellents résultats, en lui proposant de collaborer sur cette affaire. Ca a été une aventure incroyable, qui n'est pas terminée, même si "Dadou" a été suspendu à vie et s'est vu infliger une amende d'un million de francs suisses. J'assure encore le suivi de l'affaire avec notamment Minky Worden, de Human Rights Watch. Oui, sa suspension par la FIFA est une grande victoire, mais au niveau haïtien, ça ne signifie pas forcément grand chose car on sait qu'il y a une impunité totale pour les prédateurs sexuels et les escrocs, on a pu le voir avec l'affaire Petrocaribe, on le voit encore avec les affaires d'enlèvements qui gangrènent le pays ... 

Ces choses n'arrivent pas qu'ailleurs. Exemple à Roulers, où le directeur sportif a été arrêté pour abus sexuels en échange de contrats professionnels  

Là, l'avenir du dossier, c'est de faire tomber les personnes impliquées ou au courant dans les hautes sphères de la Concacaf, car certains en ont bien profité également. Bien sûr, quand on voit d'où c'est parti et les résultats en si peu de temps, c'est une émotion et un soulagement énormes. C'est une histoire qui mérite son documentaire ... 

Malgré l'importance de tels dossiers, le piège, du point de vue du lecteur européen, est de se dire que ça n'arrive que dans un pays "exotique" et pauvre, pas chez nous. De ne pas se sentir concerné ...

C'est vrai, c'est tellement loin qu'on peut avoir cette impression. Mais je peux te dire que je m'attaque désormais à des dossiers du même genre, voire pire et qui impliquent des personnes bien de chez nous, que ce soit en France ou en Suisse, et des hauts placés. Les tropiques n'ont pas le monopole de la perversité. En Belgique, je n'ai pas besoin de te rappeler ce qui s'est passé à Roulers, où le directeur sportif du club a été récemment mis en garde à vue pour suspicion de propositions à caractère sexuel à des joueurs, en échange de contrats professionnels. 

De tels résultats, c'est ce qui permet de garder la motivation, de continuer à travailler malgré les difficultés ? 

Non (sourire). Si je continue à travailler, c'est pour qu'on arrête de toucher aux gosses, c'est tout. Ces affaires sont écoeurantes, et durent depuis bien longtemps : "Dadou" avait à l'époque fondé une équipe de football féminin, une équipe de volley-ball féminin, donc je te laisse imaginer ce qui a pu se passer dans les coulisses des clubs. C'est ça, la motivation. Le reste, je m'en fous.

Mes amis et ma famille te le diront, personne ne travaille plus que moi - et ce n'est pas de la vantardise, parce que ce n'est pas forcément positif : ça en est malsain, je travaille trop, au détriment de mes relations. C'est un boulot à temps plein sans le salaire qui va avec. Mais je le fais parce que j'estime que je dois le faire. Je ne suis pas seul là-dedans, bien sûr, nous sommes une petite équipe désormais. Mais je m'implique toujours "trop", aussi au niveau du suivi psychologique des victimes. Quand l'une des filles molestées te dit que tu lui as "sauvé la vie", permis d'aller de l'avant après ces abus, ça n'a pas de prix et ça vaut toutes les récompenses du monde. Il n'y a rien de plus important. 

Tu dois quand même parfois avoir l'impression de combattre l'hydre de Lerne : tu coupes une tête, deux repoussent ... 

(rires) On ne changera pas le monde, je reste lucide. La victoire finale n'est clairement pas à portée, mais il y a des victoires qu'on peut remporter à notre échelle et celle remportée dans cette affaire est belle, et est une étape vers la victoire finale. Ca permet de mettre en lumière les choses qui peuvent se passer dans les coulisses du football, et si ça permet aussi de faire tomber ceux qui ont fermé les yeux là-dessus, on aura en partie gagné. 

Mais c'est un fait que le monde du football est un monde profondément pervers, et pas que sur le plan sexuel. Il est pourri jusqu'à la moëlle. Il suffit de voir les réactions de certains qui plutôt que de combattre ce genre de dégueulasseries, préfèrent défendre leur part du gâteau. 

Est-ce que tu as déjà dû faire face à des menaces, sur le plan judiciaire ou autre ? 

Les seuls procès qui m'ont été intentés, je les ai gagnés, notamment un agent qui m'avait poursuivi en diffamation. Pour le reste, non, au-delà de quelques insultes puériles comme quand la fédération haïtienne m'avait traîté de "punk", rien de bien sérieux. Même s'il y a des pays où je ne peux naturellement pas mettre les pieds. Les vacances aux Caraïbes, ce n'est pas pour tout de suite (rires). 

Ah, et j'avais également eu droit à quelques menaces venues de l'ancienne direction d'Anderlecht, en lien avec un de mes premiers sujets. Je travaillais sur le réseau congolais du RSCA, avec notamment cette affaire Chancel Mbemba. Ce n'était pas contre le joueur, mais il avait bien 4 dates de naissance différentes, ce qui doit être un record. Le président du MK Étanchéité (club formateur de Mbemba, nda) m'avait appelé pour m'insulter, me menacer, en oubliant de masquer son numéro. Mieux vaut en rire ... 

Dans la suite de notre entretien avec Romain Molina, nous évoquerons son nouveau livre "The Beautiful Game", mais aussi le football belge, qu'il décortique régulièremen via ses vidéos. 

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